La santé assassinée......
Enquête. Derrière la colère des médecins et internes contre les projets du ministère de la Santé se cache une réalité : la remise en question, par le gouvernement, du libre choix entre secteurs public et privé. Déjà gravement atteint, notre système de soins est en péril.
La numérologie n’est pas une spécialité médicale. Dommage pour Marisol Touraine, la ministre de la Santé, qui ignorait sans doute que le 8, le numéro de son avenant si controversé au projet de loi de financement de la Sécurité sociale, s’il symbolise le pouvoir et la force, signifie aussi orgueil, intolérance, domination et impulsivité. Autant de qualificatifs utilisés aujourd’hui, à son encontre, par une large part des professionnels du secteur : médecins libéraux, en particulier chirurgiens, internes, mais aussi, dans une moindre mesure, praticiens et personnels des hôpitaux publics. C’est ce fameux “avenant n° 8”, prévoyant notamment l’interdiction, sous peine de sanctions, des dépassements d’honoraires à 2,5 fois le montant des remboursements Sécu, qui est à l’origine des grèves et manifestations des médecins et internes.
« Grâce à cet accord, les Français pourront demain être mieux pris en charge, mieux accompagnés, et les dépassements abusifs seront désormais impossibles », déclarait Marisol Touraine à l’annonce de sa signature, le 25 octobre, entre la Cnam (Caisse nationale d’assurance maladie) et plusieurs syndicats de médecins. En réalité, et au-delà des revendications catégorielles d’une partie de la profession qui s’estime incomprise et méprisée, c’est l’exact inverse qui se dessine : la fin programmée du “modèle français”, reposant sur la liberté de choix des patients entre services public et privé et longtemps considéré comme l’un des plus performants au monde (lire, page 22, notre reportage sur la fermeture de la clinique de Paray-le-Monial). Le tout sans se donner les moyens de résorber, ni même de réduire le déficit abyssal de l’assurance maladie (140 milliards d’euros cumulés depuis 1988, dernière année où elle a été en équilibre) – principal responsable du trou de la Sécu. La facture, dans tous les sens du terme, se retrouvant à la charge des patients – c’est-à-dire de l’ensemble des Français. Lucides sur l’aggravation de la crise que traverse le secteur, ceux-ci se montrent du reste unanimes : 91 % se disent “inquiets sur la capacité du système de santé à se financer tout en conservant son niveau de prestations actuel”.
En faisant des praticiens du privé, notamment des chirurgiens, les boucs émissaires de son projet de loi, le gouvernement va à l’encontre de l’objectif prétendument suivi. « Sa menace de sanctions contre les dépassements d’honoraires est strictement dogmatique et idéologique », dénonce Philippe Cuq, le président de l’Union des chirurgiens de France (UCDF). “Médecins libéraux = riches, donc à taxer” : tel est, comme pour les chefs d’entreprise, le message de la gauche, bien résumé par Libération, allant jusqu’à qualifier d’« obscènes » les arguments des opposants à cet accord : « Les salaires des médecins […] appartiennent à la frange supérieure des revenus français, écrit le quotidien. Ces médecins réagissant par corporatisme souhaitent en fait conserver leur confortable rémunération […] aux dépens des patients les plus précaires. » Une vision caricaturale, et surtout fausse de la réalité française, où les cliniques et hôpitaux privés proposent 27 % de l’offre de soins et pratiquent 54 % des actes de chirurgie. Au contraire de ce que cherche à faire croire le gouvernement, ces établissements ne sont donc nullement réservés aux “riches” : un quart des “patients CMU” y sont même soignés !
« Ce sont les bons élèves qu’on pénalise », proteste Lamine Gharbi, le président de la FHP-MCO (Fédération de l’hospitalisation privée-Médecine, chirurgie, obstétrique). Cela, aussi, le gouvernement le tait : une même intervention coûte en moyenne… 22 % de moins dans le privé que dans le public. Et c’est pourtant au premier que l’on demande de se “serrer la ceinture” ! Alors que l’hôpital public, presque totalement sous l’emprise de l’administration, ne cesse, année après année, de s’enfoncer dans les déficits et les dysfonctionnements (lire, page 21, notre reportage sur les gabegies de l’hôpital de Montreuil), les établissements privés, rappelle Lamine Gharbi, ont su eux opérer les « mutations économiques et technologiques » qui s’imposaient. Les Français, là encore, ne s’y trompent pas : aux antipodes de la vision étatiste de la gauche (lire notre encadré page suivante sur les propositions folles du PS), neuf Français sur dix souhaitent disposer, selon l’Ifop, du “libre choix” et 82 % ont une “bonne image” des cliniques et hôpitaux privés.
Si la colère gronde chez les professionnels de la santé (deux tiers des établissements privés, mais aussi de nombreux hôpitaux publics ont été “touchés” par la grève du 12 novembre) et si l’inquiétude se fait de plus en plus vive chez les Français, c’est que les uns et les autres le savent : ce ne sont pas les dépassements d’honoraires – que les chirurgiens libéraux justifient par l’augmentation de leurs assurances et des charges salariales – qui expliquent le profond marasme dans lequel notre système est en train de sombrer. La participation massive aux grèves et manifestations des étudiants en médecine et internes – qui pour 90 % d’entre eux se destinent au secteur public – en témoigne : avant même d’exercer, « il y a un ras-le-bol des futures générations de médecins », comme l’explique Mikaël Agopiantz, du syndicat des internes (Isnih). Autre signe qui ne trompe pas : la détermination des “médecins pigeons”, comme ils se sont eux-mêmes surnommés, en référence au mouvement des jeunes chefs d’entreprise parvenu à faire plier le gouvernement. « Notre mobilisation ne fait que commencer, prévient Philippe Cuq. Si le ministère de la Santé ne retire pas son texte, nous l’attaquerons devant le Conseil d’État. »
Mélange d’aveuglement et de sectarisme, la politique à sens unique du gouvernement en matière de santé se justifie d’autant moins que, dans le même temps, tous les clignotants – excepté sans doute (mais pour combien de temps ? ) la recherche – sont à l’orange ou au rouge. Désertification médicale, situation calamiteuse des urgences, disparition progressive des “médecins de famille”, déremboursement de nombreux médicaments, obligation de prescription de génériques, dont l’efficacité est toujours contestée, augmentation permanente des tarifs des mutuelles (+50 % en sept ans), sans revenir, bien sûr, sur l’ampleur des déficits de l’assurance maladie… : c’est l’ensemble de l’édifice qui est en train de s’effondrer. « Nous nous dirigeons tout droit vers une médecine à l’anglaise (où les généralistes sont tous salariés par l’État), voire à la soviétique », prédit un syndicaliste.
Exagéré ? À lui seul, un chiffre témoigne à la fois du profond désarroi des médecins et des difficultés toujours plus grandes rencontrées par les Français pour se faire soigner – le sort des deux étant étroitement lié : depuis deux ans, il y a deux fois plus de médecins qui ferment leur cabinet avant l’âge de leur retraite que de jeunes diplômés s’installant à leur compte à la fin de leurs études ! D’où un autre fait marquant, lui aussi révélateur du nivellement par le bas de l’offre de soins : le nombre grandissant de médecins immigrés (venus notamment de Roumanie et généralement moins bien formés) pour pallier le manque de praticiens.
« Il n’y a plus de médecins, témoignait déjà Bernard Debré, il y a un an, dans le Spectacle du monde. Aux urgences, on trouve souvent des médecins étrangers […]. Or ces médecins venus d’ailleurs ne sont pas toujours de bonne qualité. » Le phénomène est encore plus massif en zone rurale, où pas moins… d’un quart des nouveaux médecins qui s’y installent sont aujourd’hui étrangers – jusqu’à 100 % dans le département de l’Yonne !
Un lourd passif partagé par tous les gouvernements
« Stigmatiser » et « pénaliser » les médecins comme le fait aujourd’hui le gouvernement, selon l’ancienne secrétaire d’État à la Santé Nora Berra, va contribuer à aggraver une situation dont la gauche, malgré son lourd passif – les 35 heures, en particulier – , ne saurait cependant porter toutes les responsabilités. Qu’on se souvienne notamment, pour ne citer qu’elle, de la loi Bachelot de 2009, concédant à l’hôpital public un report à 2018 (au lieu de 2012) de l’alignement de ses tarifs sur ceux du privé ! Symbole des sempiternelles pesanteurs administratives du système, responsable en (très) grande partie de son délabrement : cette loi contenait 185 pages, contre seulement… une pour la création, en 1959, des CHU(centres hospitaliers et universitaires). Ceux-ci, reposant sur leurs trois piliers des soins, de la recherche et de l’enseignement, furent longtemps l’orgueil de notre politique de santé, avant de progressivement som brer. Comme l’ensemble du système. Les socialistes semblent d’ailleurs n’avoir qu’une hâte : lui porter le coup de grâce.
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