Sacrifier les élèves pour sauver l’image de l’Ecole
Ne prenons pas un évènement trop spectaculaire. On pourrait nous reprocher de tomber dans le fait-divers ou l'alarmisme. En voilà un : un élève de 5ème a laissé échapper son ballon. Pour le récupérer, il se voit obligé par un élève de 3ème de s'agenouiller dans la cour et de supplier qu'on le lui restitue.Il faudrait, au moins, considérer cette scène (véridique) avec attention. Mieux, se mettre à la place de cet élève. Sans déployer l'arsenal habituel.
Sans se dire : ça arrive partout, ça ne va pas le tuer, ça toujours été comme ça, les enfants sont cruels, déjà dans les Mémoires d'Outre-Tombe les écoliers.., la société est brutale, les parents sont en cause, les jeux vidéos sont violents. Sans postuler que les enfants se remettent bien plus vite que nous de telles brimades. Sans voir midi à sa porte.
Il s'agit simplement d'être capable de considérer de face ce qui peut arriver à un élève dont nous sommes responsables, que ses parents, que la République nous a confié.
Il faut bien regarder. En se retenant de faire observer qu'il se passe aussi des choses merveilleuses au deuxième plan, que des pétunias fleurissent dans la cour, qu'une jolie petite fille joue paisiblement à la balle au mur un peu plus loin et que le collège est calme. Et qu'à l'autre bout du monde il y a des enfants soldats. Il faut faire le point. Et éviter, pour une fois, de pinailler : cet enfant ne serait-il pas lui aussi un peu coupable, n'a-t-il pas provoqué son agresseur un peu plus tôt (si ce n'est toi c'est donc ton frère) ? Connaissons-nous toute l'histoire ? Ou, plus grotesque, il faut se retenir de se croire politique : "il ne faut pas faire le jeu de...", "soyons pragmatiques", "restons froids".
Il faut aussi se retenir de lorgner vers son propre nombril : suis-je devenue enseignante pour assister à de telles scènes ? Bouhhh, toutes ces années d'étude. La cour n'est pas de mon domaine. Ah, le pédagogue éthéré souffre en moi ! Je suis un si bon prof pourtant, nous avons tant de projets interdisciplinaires. Quelle image vais-je donner ? Quelle réputation pour mon établissement?
Elaguons. Isolons le fait. C'est un travail difficile. J'ai moi-même toujours envie d'apporter des nuances, de décrire des circonstances, de mettre en perspective. De me justifier. De faire ma propre pub. J'ai un mal fou à rester concentrée sur le fait. Je suis rattrapée par un soi-disant esprit de finesse qui me pousse à ergoter, à tempérer. Je suis entravée par une forme de surmoi semi-habile qui rend flou mon environnement et brouille mon discours. Je cherche des causes, des coupables, je me vautre d'atermoiements en chipotages. Je surfe sur les lignes de fuite.
Un enfant à genoux qui supplie. Un, plus grand qui l'humilie. Avons-nous déjà subi cela ? Pourrions-nous supporter qu'une telle chose arrive à l'un de nos enfants ? A un adulte ? A nous, demain ? Que cela nous évoque-t-il (Guantanamo ? Pire...et j'emmerde le point Godwin) ?
Trop occupés à nous sauver, à préserver l'image d'Epinal de l'enseignement à sanctuaires et saints laïcs, nous ne prenons même plus la peine d'y penser. Des évènements comme cela il y en a des centaines. Souvent bien plus graves. La fréquence et la généralisation constituent-elles un alibi ? Est-ce une raison pour ne plus s'en émouvoir ? Car nous ne nous en émouvons plus. Ou du moins, pas longtemps.

Bruegel
La parabole des aveugles
"Ce sont des aveugles qui guident des aveugles. Or, si un aveugle guide
un aveugle, ils tomberont tous deux dans la fosse."
Il n'y a pas d'instructions officielles en ce sens. Mais des traditions et des habitudes qui, aujourd'hui, tendent à devenir des réflexes pénibles. Nous avons pour la plupart, en nous même, notre petite agence de communication pour noyer le poisson, délayer la sauce et jouer à cache-cache avec la réalité. Chacun de nous bâtit avec tout ce qu'il trouve à sa disposition son petit village Potemkine, joue des perspectives et des zones d'ombres.
A la queue leu-leu, comme les aveugles de la parabole, nous gambadons, souffrons, peinons, faisons de bons cours, organisons de beaux projets mais évitons de prendre la mesure des problèmes. A terme, comme dans cette même parabole, nous tomberons tous dans le gouffre. Celui de notre irresponsabilité. De notre culpabilité. Voire de notre saloperie...Il s'agit, quand même, d'enfants dont nous sommes responsables. Et nous avons tendance à sauver notre image ainsi que celle de l'Ecole avant des les sauver eux.


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